XIX
Lars commençait à mal discerner ce qui se passait autour de lui. Il était assis en face de Lilo, ne la quittant pas des yeux, tandis que le Dr Todt surveillait les enregistrements de l’électrocardiogramme et de l’électro-encéphalogramme. Mais ses pensées étaient encore claires : cette fille va tenir sa promesse. Quelque chose de grave va se passer. Je le sens et je sais que je n’y suis pour rien. Le Bloc-Ouest a déjà trois médiums pour me remplacer. Et sans aucun doute, l’Est en a encore davantage.
Mais le Pip-Est n’était pas plus son ennemi que le KVB. Les autorités soviétiques venaient de prouver leur bonne volonté. Elles lui avaient sauvé la vie. Sa Némésis était assise juste en face de lui, une fille de dix-huit ans qui portait un sweater de jersey noir, des sandales, un pantalon collant, et dont les cheveux étaient maintenus en arrière par un ruban. Cette fille, mue par la haine et par la peur, avait, comme mesure d’introduction, tenté de le tuer.
Mais tu es si terriblement attirante, pensa-t-il, physiquement et sexuellement, oui, sexuellement, que…
Oui, je me demande comment tu es sans ce sweater, sans ce pantalon et pieds nus, sans même ce ruban. Voilà une direction dans laquelle je voudrais bien te rencontrer, mais comment ? Est-ce que les systèmes de surveillance audio-visuels nous en empêcheraient ? Personnellement, que toutes les écoles militaires soviétiques et leurs cadets se rincent l’œil sur un tel enregistrement, cela me serait bien égal. Mais pour toi, certainement pas. Tu nous haïrais d’autant plus, moi comme eux.
L’effet des drogues commençait à se faire sentir. Bientôt, il perdrait connaissance, et quand il reviendrait à lui, le Dr Todt l’aurait ramené de l’autre monde avec un dessin. La production était automatique, au point de vue neurologique, s’entend : c’est-à-dire que le dessin serait là, on n’y serait pas.
— Avez-vous un amant ? demanda-t-il à Lilo.
Son froncement de sourcils était de mauvais augure :
— Cela ne regarde personne.
— C’est important pour moi. Le Dr Todt intervint :
— Lars, votre électro-encéphalogramme montre que vous…
— Je sais…
Il articulait déjà difficilement, sa mâchoire était totalement engourdie :
— … Lilo, moi, j’ai une maîtresse. Elle dirige mon bureau de Paris. Savez-vous que…
— Quoi ?
Elle continuait à le fixer d’un air soupçonneux.
— Que je laisserais bien Maren pour vous ?
Il vit que le visage de Lilo s’adoucissait. Puis un rire s’éleva, un rire ravi, qui remplit la pièce :
— C’est merveilleux ! Vous le pensez vraiment ?
Il put seulement acquiescer de la tête. Il en était au stade où il ne lui était plus possible de parler. Mais Lilo ne s’y trompa pas, et son visage rayonna soudain, comme si une auréole de gloire le baignait.
D’un haut-parleur du mur, une voix froide d’homme d’affaires dit :
— Mademoiselle Toptchev, vous devez synchroniser le rythme de vos ondes alpha avec celles de M. Lars Dois-je vous envoyer un médecin ?
— Jamais, répondit-elle très vite. L’auréole qui nimbait son visage avait disparu.
— … Personne de l’institut Pavlov, comprenez-vous ! Elle glissa de son siège pour s’agenouiller près de Lars. Elle appuya sa tête contre la sienne, et ce contact physique lui rendit un peu de son rayonnement, une sorte de chaleur, sembla-t-il à Lars. Le Dr Todt intervint nerveusement :
— Dans vingt-cinq secondes, M. Lars sera parti. Pouvez-vous y arriver ? Votre stimulant cérébral…
— Je l’ai pris. Ne pouvez-vous pas nous laisser seuls, tous les deux ? Évidemment non !
Après ce moment d’irritation, elle soupira. Puis s’adressant à Lars :
— … Lars, monsieur Powderdry. Vous n’avez pas eu peur quand vous avez cru que vous alliez mourir. Je vous ai vu, vous avez compris soudain… Pauvre Lars…
Elle lui caressa les cheveux, maladroitement :
— … Vous gardez votre maîtresse à Paris probablement parce qu’elle vous aime. Mais moi, je ne vous aime pas. Voyons quelle sorte d’arme nous pouvons faire à nous deux. Notre enfant…
— Il ne peut vous répondre, mais il vous entend, dit le Dr Todt.
— Quel drôle d’enfant à mettre au monde, par deux étrangers. Ma tentative d’assassinat a-t-elle fait de nous deux amis ? De bons amis ? Des amis intimes ? De cœur, comme vous dites. Je préfère cela.
Elle lui avait pris la tête et la pressait contre la laine rugueuse qui recouvrait son sein.
Et il le sentit. Il sentit contre sa joue ce grattement sombre et doux, et le gonflement régulier de cette poitrine qui respirait. Il pensa que cette surface de laine sans doute synthétique le séparait d’elle, mais qu’il y avait encore, normalement, une autre couche de tissu, dessous, et peut-être une troisième couche encore. Mais de ses lèvres aux miennes, il n’y a rien, sauf une distance, une distance infranchissable, celle d’une feuille de papier à dessin.
— En sera-t-il toujours de même ?
Son ton devenait de plus en plus doux :
— … Vous pourriez mourir dans cette posture, Lars. Comme si vous étiez un enfant à moi. Vous, et non plus un dessin.
Elle se tourna vers le Dr Todt :
— Je m’en vais, moi aussi. Ne vous inquiétez pas.
— Nous ferons le voyage ensemble, lui et moi. Que ferons-nous en dehors de l’espace-temps, là où vous ne pouvez pas nous suivre ? Ne le devinez-vous pas ?
Elle se mit à rire, tandis que ses mains, soudain très douces, caressaient les cheveux de Lars. Il entendit encore la voix de Todt, qui disait :
— Dieu seul le sait…
Et ce fut tout. D’un seul coup, le grattement du tissu contre sa joue n’exista plus.
Il lutta pourtant pour retenir ce qui s’écoulait ainsi entre ses doigts. Mais au lieu de cela, il se retrouva serrant fortement, grotesquement, un stylo à bille.
Sur le plancher, il vit une feuille de papier froissée. Il était de retour. Cela semblait impossible. Il ne pouvait le croire, ni se le figurer. Mais la sensation de peur qu’il avait encore lui restitua la réalité de ce mode.
Le Dr Todt s’empara du dessin :
— Intéressant, Lars. De toute façon, vous êtes maintenant plus vieux d’une heure. Et vous revenez avec le dessin très simple d’un…
Il se mit à glousser de rire. Oui, le Dr Todt riait.
— … d’un treuil à vapeur.
Encore étourdi, Lars s’assit, prit à son tour le dessin. Malgré son incrédulité, il dut se rendre à l’évidence : le Dr Todt ne plaisantait pas. Il avait devant lui un treuil à vapeur d’un ancien modèle. C’était tellement drôle qu’il n’avait nullement envie de rire.
Mais ce n’était pas tout.
Lilo Toptchev ressemblait à un petit tas de vêtements, à un androïde habillé, mis au rebut pour une raison inconnue, et qu’on aurait laissé tomber d’une hauteur considérable. Elle étreignait une feuille de papier. Instantanément il put voir, même dans son état à demi-inconscient, que ce dessin n’était pas celui d’une machine archaïque. Il avait échoué ; Lilo avait réussi. Il ouvrit ses doigts raidis pour prendre la feuille. Elle était toujours étendue à terre. Sans bouger, elle dit :
— Mon Dieu, quel mal de tête !
Elle n’avait même pas ouvert les yeux :
— … Quel est le résultat ? C’est oui ou c’est non ? Encore quelque chose à « dépiauter » ?
Les paupières toujours closes, elle attendait la réponse.
— … Je vous en prie, répondez-moi, l’un ou l’autre. Mais ce dessin, se dit Lars, n’est pas celui de Lilo.
C’est le mien. Ou plutôt le mien partiellement. Oui, certains traits n’étaient pas de lui, il les reconnaissait : depuis des années, la KACH lui ramenait de Pip-Est des dessins semblables. Lilo avait fait sa part de travail et lui la sienne : ensemble, ils avaient tracé ces traits. Physiquement peut-être, leurs deux mains tenant le même stylo à bille ? Le Dr Todt devait le savoir, et non seulement lui, mais les « huiles » soviétiques qui avaient suivi l’enregistrement audio-visuel de ce qui venait de se passer. Et le FBI le saurait également par la suite, grâce à cet enregistrement, ou peut-être un accord avait-il eu lieu pour que la transmission fut immédiate.
— Lilo, levez-vous, dit-il.
Elle ouvrit les yeux, souleva la tête. Son visage était hagard, son expression sauvage, celle d’un oiseau de proie.
— … Vous avez l’air terrible.
— Je suis terrible. Je suis une criminelle. Ne vous l’ai-je pas avoué ?
Elle parvint à se mettre debout, chancelante, et serait retombée si le Dr Todt, impassible, ne l’avait soutenue.
— … Merci, Dr Mort. Merci… La KACH ne vous a-t-elle pas rapporté que je vomis après chacune de mes transes ? Emmenez-moi dans la salle de bains. Vite ! Et donnez-moi de la phénotiazine. Vous en avez, n’est-ce pas ?
Lars demeura seul, assis encore à même le sol, comparant les deux dessins. Le premier représentait un treuil à vapeur. Le second…
On eût dit une souricière, un piège à rats autonome, homostatique, thermotropique. Mais pour des rats dont le quotient intellectuel serait de 230 ou plus, qui auraient vécu un millier d’années, des rats mutants qui n’avaient jamais existé et qui n’existeraient jamais si l’évolution continuait dans le même sens et sur le même rythme.
Son intuition, celle du premier coup d’œil, ne l’avait pas trompé : ce truc-là était inutilisable.
À la base de la nuque, il ressentit comme un courant d’air glacé, un souffle de terreur géant : le frisson mortel de l’échec. Assis sur le sol de cette chambre de motel, se balançant d’avant en arrière, il entendait de loin les haut-le-cœur de la femme qu’il aimait.